Éditions encre & lumière  http://www.encreetlumiere.org
Photographies de Nadine Cabarrot  http://www.nadinecabarrot.com
ISBN 2-915235-35-X - 2006 - non disponble au 31 03 16 - Droits SACD


Les textes de ce livre ont donné lieu à une mise en scène par la Cie l'Abatros, jusqu'en 2015.
Ils sont maintenant repris, en performances, par F. Philipponnat & N. Cabarrot.

- Voir dans le menu : Philipponnatpolyphoné


Préface d'Israël Eliraz

"Toujours un chemin infinissable
...on aurait pu se rencontrer ailleurs, mais non, c'était là, à Rennes (l'inaugration de la maison de la poésie) .
L'œil a trouvé l'oreille qui s'agrippe à la bouche et c'est là, de là, que tout a commencé... bouche qui transforme le corps, l'âme, le monde, en mots, qui à leur tour recréent les mouches, les rivières, les lointains, les chapeaux, les lignes. Le tout petit près du gigantesque sans aucun malentendu, une ivresse de bonheur immense qui ne cesse de se multiplier dans la bouche, dans l'air, formant un dictionnaire multivocal, cruche surprenante de mots abeilles
Tout cela enveloppé de matières hallucinantes, de mouvements grammaticaux, de voyelles balançoires, de points, de virgules lumineuses qui s'accentuent par des feux astraux... Je savais bien qu'on allait se rencontrer dans l'extraordinaire de l'écoute. J'ai pris mon parcours pour y retrouver toujours une fenêtre qui s'ouvre sur le sud de tes torrents de mots, tes chutes d'images spectaculaires et minimes, tes molécules grandioses, miniatures d'un monde qui nous attend dans la bouche. Sans se déplacer on a vu, sur des tables toutes différentes, les mêmes mouches, fourmis, scarabées, papillons saints, agents d'une vie spirituelle, encadrée par des choses indéchiffrables... Je me rappelle bien la danse entre les deux arbres sur le carré d'herbe, où tes mains dessinaient des frontières elliptiques, des cartes absurdes, des gestes évoquant une vue qui ne s'efface plus à la fin du spectacle. Je me retirai avec ces mouvements pour les déchiffrer dans l'obscurité de la fatigue... toujours en route. Il n'y a que route sur route tirant vers les autres routes entourées par les paysages engloutis par les mots-mouvements. Oui, tu as raison, "la route est une langue qui n'en finit pas de nous envahir"... C'est une vitesse folle qui craint la pause. On parle pour passer les obstacles qui nous entourent, une avidité caractéristique aux grandes rivières qui tracent la terre des hommes. Vitesse qui devient but en soi-même pour retrouver une vie dans l'existence, parcourir les secrets, les détours, les énigmes, les malentendus, pour arriver à la lumière qui nous propose la halte et le silence, presque à la frontière orientale. L'immédiat devient infini comme les doigts d'un petit qui s'obstinent dans les brouillons pour déchiffrer le non-acceptable... les lignes le guident vers une énergie qui semble du feu. Ici, dans la forêt-lignes, je trouve ton enfance éternelle qui se plie et se déplie pour aboutir à un repos dont moi, ton ami, je ne peux rien dire. Je te vois dans le rythme, cette haleine, où tu accélères vers un mot inexistable dans la fièvre de l'illusion
Je ne sais pas pour qui danse la mouche, mais je sais que tu danses pour cette mouche qui te mène vers mille routes, dans mille wagons déserts de vieux trains. La mouche te guide vers les terres non-approchables, que Klee appelle "terres fertiles". Ces terres sont toujours au bout de tes yeux, c'est la mobilité spirituelle d'une bouche ouverte de l'autre côté de l'œil.
Il fait presque nuit... sur les collines de Jérusalem. Je vois le point qui tremble dans la distance, et près de ce point, qui n'est qu'un seuil mobile, tu laisseras tes chaussures. Je viendrai (tu le sais bien), je ne sais pas quand, "pour vérifier l'état des semelles". Comme tu le proposes, ami, on va tatouer nos mémoires. Tu pars droit devant toi comme vers un point de rencontre, le brouillard des mots s'accumule, l'écriture devient "une fatigue reptile entre les barreaux du vide". Je me penche vers le carré du livre, le carré de l'herbe, le carré de la mémoire qui s'obstine à exister dans la bouche, dans la poussière sucrée...
Ne t'arrête pas pour pouvoir me raconter, les mots te suivent. Et au bout de tout cela, près de mon nez mouillé, la mouche, ta mouche, et l'enfant qui demande toujours, doigt en l'air, "pour qui danse la mouche ?" ... Ici, dans la cour, près de la fenêtre, un figuier qui pousse, et la pluie (on est fin janvier 2006) caresse la nudité grise de l'arbre absorbé par la brume. Près du figuier, " la joue posée sur le coude plié, comme on s'assoupit sur le coin d'une table, un soir de grande fatigue". Je vois le visible, je touche la peau de la mémoire, s'agrippant aux particules de néant comme au figuier qui attend (avec nous) l'été, c'est la seule entreprise qui lui importe à présent".
Jérusalem, février 2006

°°°

4° de couverture
"Le jour où le professeur de mathématiques a annoncé que les droites parallèles se coupent à l'infini,
je me suis planté entre les deux rails.
J'y campe toujours, scrutant l'horizon.
Un réveil sonne en permanence dans mes yeux cernés par l'inquiétude de rencontre toujours maintenue.
Et dans cette gare du bout du monde, l'amour, la mort, les droites sans bornes et toutes les autres inconsciences de terminus,
piétinent sur le quai, en attendant qu'un voyageur les rejoigne.
Bien sûr, Zénon d'Elée (500 av. JC) s'était appliqué à démontrer qu'on n'atteint jamais l'endroit vers lequel on se dirige,
mais il fallait au moins tenter le trajet.
"Journal de la distance" a pris la route."


EXTRAITS


Le sujet est la distance
particulièrement celle qui s'amenuise.
La préoccupation est ce qui cherche le contact
ce qui rôde aux alentours
ce qui est en route
qui va vers
qui arrivera
ce qui traite de la vie comme un jeu d'approche
c'est à dire tout
puisque rien n'aboutit
que tout tombe en panne de conscience sur la ligne d'arrivée
et que, sur les portulans de sucre
les destinations fondent sous l'index.

But butoir butée échappent à la description.
Pour survivre
nous inventons leur traversée
nous fabulons leur récit
trouvons des mots pour la jouissance
et l'imposture de la résurrection
tandis que
tantrique
le désir caracole déjà
bien au-delà de son objet
comme si
choyé jusqu'à sa pleine ardeur
il avait sa propre suffisance.

La vérité reste un crime reconstitué.


J'ai marché droit devant
Période IV
Azimut Sud-Est


J'ai marché droit devant
payé mon tribut à la poussière de monde.

Marche mille fois foulée.
Quand mon pied l'a traversée
elle n'existait plus !

Sous la foule des pieds
la marche s'en est allée.
Quelle marche dis-tu ?

La marche tant gravie
qui l'a touchée en dernier ?
Elle a disparu.

Confins de l'usure.
Le pied prononce la marche
pour la dernière fois ?

Un pas de plus
plus de marche.
Un pas de moins
qu'est-ce que l'usure ?

Un mot de plus
plus d'intervalle.
Un mot de moins
qu'est-ce que l'écriture ?

Seule l'écriture peut franchir la muraille de la peau
semer le coquelicot du meurtre
dans les crânes fertiles.

J'ai arraché une à une
les feuilles du carnet à spirale.
Seule l'écriture peut continuer le récit après la dernière page.

Si quelqu'un a déjà atteint le point de non-retour
qu'il laisse ses chaussures sur l'appui de fenêtre de ses rêves
nous viendrons vérifier l'état des semelles !
Seule l'écriture peut rapporter le dernier voyage.

Si quelqu'un a regardé la jouissance droit dans les yeux
qu'il distille de ce fruit-là un alcool pur, pour flamber nos nuits d'approche
une encre indélébile pour tatouer nos mémoires !

Si quelqu'un est déjà mort
qu'il se lève
et prenne la seule parole qui vaille !

L'écriture marche droit devant derrière
comme on passe
avec deux pierres
derrière   devant
un gué aux rives égarées

Elle ment toute la vérité qu'on lui a patiemment collectée
ramasse les feuilles
un jour de mistral !


Pourquoi ?
Pourquoi creuser toujours le même sillon ?
Le même sillon
jusqu'à ce que la terre se fende
et que ton lopin parte à la dérive
je te vois
ça ne te suffit pas
alors tu incises ton île
et elle se sépare d'elle-même
tu continues à creuser
à provoquer des lignes de fracture
-peut-être seulement les révéler-
il ne reste bientôt plus
qu'un îlot autour de tes pieds
tu dois maintenant te partager
et ta ligne de partage est hasardeuse
comme celle d'un gâteau sec entre les doigts qui l'ont rompu
il te faut choisir ce que tu vas garder ensemble du même coté
pied tête mains sexe à gauche à droite
tu dois continuer
tu insistes pour diviser
un instant d'hésitation
quelque chose de l'ordre de la sauvegarde de l'espèce
mais tu pressens une réconciliation au bout de la séparation
ton écriture multiplie l'abîme qu'elle borne
elle s'est saisie du manche de la pioche
elle te continue
tu peux toujours dédoubler la dernière part
ça te rassure
ce que tu crains le plus
c'est le jour où le sillon ne se creusera plus
où ta matière n'acceptera plus le partage
par lassitude asymptotique
par fatigue d'infini
mais cette crainte est aussi un désir
alors tu creuses un nouveau sillon
puis un autre
tu multiplies ta division
en t'attendant toujours plus
au rien


Jeanne a sauté du pont
Pour voir
Sans s'apercevoir
Sans se rendre compte
Sans compter se rendre
Sans s'apercevoir qu'elle ne pourrait rendre compte
Je dois le faire pour elle
puisque je l'ai vue
Nous avons des devoirs envers ce que nous voyons
mais aussi envers ce que voient ceux que nous voyons
Jeanne a vécu pour voir
sans s'apercevoir
Elle a sauté sans le voir
sans s'en rendre compte
En rendre compte
il faut bien que quelqu'un le fasse pour elle
l'air
un oiseau
un témoin
affublé d'ailes d'une manière ou d'une autre
un photographe prêt à retourner l'arme contre lui pour immortaliser l'instant aveuglé
Jeanne a sauté du pont
Il faut que quelqu'un raconte Jeanne qui a sauté du pont
et que Jeanne saute du pont au moment où quelqu'un le raconte
Rien n'existe que ce tissu indéchirable
que cette issue indéchiffrable
Jeanne qui flotte dans l'air à cause des mots qui disent "Jeanne flotte dans l'air"
Les mots qui disent "Jeanne flotte dans l'air" à cause de Jeanne qui flotte dans l'air
Jeanne qui a sauté du pont
pour voir
Il faut que quelqu'un le raconte pour elle
puisqu'elle l'a fait pour nous
Je raconte ce qu' elle a fait ce que je raconte ce qu' elle a vu pour nous
qui paierons le même tribut
pour voir
sans s'apercevoir
sans après se voir
Je raconte
pour voir
avoir vu
voir faire
faire voir
pour que vous voyiez
ce qu'elle a voulu dire en le faisant
avoir vu ce qu'elle a vu
évoquer ce qu'elle aurait dit de ce qu'elle a vu
Certainement
on ne peut pas être celui qui vit et celui qui parle de la vie
surtout pour ce qui est de la mort
Jeanne a sauté du pont
sans un geste de ma part
que celui de mon œil
Les mots qui l'accompagnent
sont la chair de sa chute
Au commencement était l'œil du mot
Bien sûr, ce qui est en mouvement ne peut pas être vu par ce qui est immobile
toutes les particules s'y cachent
Si tu veux voir ce qui bouge
bouge avec ce que tu vois
mais tu n'auras ni temps ni lieu pour le raconter
Jeanne a sauté du pont
rien que pour voir
C'est en tout cas ce qui est écrit
Jeanne a sauté du pont
pour que je la voie
A l'instant où elle m'a vu
elle a vu que je disais ce qu'elle vivait
A l'instant où je l'ai vue
J'ai vu qu'elle vivait ce que je disais
Acte point étiré en ligne d'histoire
C'est moi qui ai poussé Jeanne du haut du pont
mais vous ne me dénoncerez pas
parce que c'est vous qui l'avez poussée
Vous êtes maintenant complices de cette histacte
C'est vous qui l'avez poussée
N'est-ce pas ?
Ca vient d'être
Et c'est
ce que vous raconterez sans fin
Vous ne pouvez plus ne pas le raconter sans fin
Vous avez vu ce qu' elle a fait ce que vous direz
Son éternité ne tient qu'à la continuité du récit
Rien d'autre à décrire que la chute en chemin
Jeanne a sauté du pont
Vous la raconterez sans fin
Ceci est son corps
à perpétuer
dans l'ignorance
du vol
son vol
à répéter
ignorant
du sol


(Duo)
J'ai marché droit devant
Période III
Azimut Est


J'ai juste marché droit devant
Il y avait ce chat noir que je suivais
Il y a eu la façade de l'immeuble
qui barrait la rue à sens unique
Le chat a bifurqué brusquement
me laissant à la porte d'entrée ouverte
Il y a eu le hall étroit
puis l'escalier droit devant
la porte ouverte de la chambre
en face de la dernière marche
la baguette métallique entre le plancher du couloir et la moquette
le lit
Sandra
sur le lit

Le sommeil la recouvre Ne me demandez pas si je la connais Elle n’existe que par son nom qui m’appelle quand Sandra s’allonge sur le lit Le sommeil la recouvre Ne lui demandez pas si elle me connaît Je n’existe que par mon nom qui l’appelle quand Sandra s’allonge sur le lit Le sommeil la recouvre Ne me demandez pas si je la connais Elle n’existe que par son nom que j’appelle quand Sandra s’allonge sur le lit Le sommeil la recouvre Ne lui demandez pas si elle me connaît Je n’existe que par mon nom qu'elle appelle quand Sandra s’allonge sur le lit Le sommeil la recouvre Ne nous demandez pas si nous nous connaissons Nous n’existons que par nos noms qui s’appellent quand Sandra s’allonge sur le lit

Papier peint Hôtel de la gare sans étoile Comptoir désert de formica voilé Un crochet au tableau Mots croisés d’ICI PARIS lunettes à branche cassée Pantoufle renversée au bas de l’escalier-scarabée maladroit qui gigote sur le dos- Marches grinçantes Rythme boiteux de la minuterie Moquette grise trouée de mégots écrasés WC sur le palier -lunette en bois- Papier peint Odeur de tabac froid du dessus de lit grenat en polyamide frangé Bruit d’embrayage branlant des canalisations d’eau Trame ajourée de la serviette rêche Strates du savon de Marseille noircies par l’usage Grillon dans la plinthe disjointe du mur sur la rue Papier peint Paysage Alsacien en canevas Sparadrap à liseré noirâtre de la poire électrique en bakélite marron pendant au fil torsadé qui se balance mollement, longtemps après extinction des feux -encensoir, Damoclès sur les rêves du train de nuit- Papier peint Moustique Fuite du gros robinet à quatre lobes qui fait une coulée jaune sur la courbe de l’épais lavabo rectangulaire Moustique Ticket de manège sous le lit, poinçonné par le pied en laiton Trace de lèvres sur le verre à dents Comme un boulet à la cheville de la clé, la sphère de métal caoutchouté gravé d’un 1, couchée sur le faux acajou de la table de chevet Papier peint Cœur gravé sur la tête du lit bateau -son image dans l’armoire à glace.

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